Écrits

Écrits

C’était en 1938. Je passais les vacances auprès de mon père, en Haute-Savoie, lorsqu’un certain dimanche nous vîmes arriver notre ami Richard Heyd. Au cours d’une promenade que nous fîmes tous trois dans cette splendide campagne savoyarde, parlant de choses et d’autres, l’idée nous vient qu’il était extrêmement regrettable que les textes de Noces, de Renard et autres histoires composés par mon père et mis en français par Ramuz, restassent pour ainsi dire ensevelis dans les partitions musicales et partant totalement hors d’atteinte du public lecteur.

Ces textes remontent à l’autre guerre. Nous vivions alors en Suisse, à Morges. Mon père avait une collection admirable de recueils de poésie populaire où l’âme du peuple russe s’exprime d’une manière éclatante.

Puisant dans ce trésor, Igor Strawinsky en tira la matière des textes en question qu’il composa lui-même selon les besoins de la musique, soit pour des ballets accompagnés de chant comme Noces et Renard, soit pour de simples recueils de chants tels que Pribaoutki, Berceuses du Chat… Lié avec Ramuz et l’admirant profondément, il était naturel que mon père s’adressât à lui pour traduire ces paroles en français. Mais Ramuz ne parlait pas le russe. Il fallut une véritable collaboration et de cette dernière sortit non pas une traduction, mais une réelle transposition que vous pouvez maintenant admirer pour elle-même dans Noces et autres histoires.

Nous nous disions : pourquoi ne pas publier un jour ces textes indépendamment de la musique ? Et pourtant ils ne faisaient qu’un avec elle, ayant été composés pour elle. Sans nous l’être encore formulé, nous en avions le sentiment très net. Si l’on supprimait la musique il fallait mettre quelque chose à la place… Et tout à coup Richard Heyd me suggéra d’illustrer ces histoires. Si imagées, si vivantes, elle offraient par leur nature même de merveilleuses possibilités pour un peintre.

Nous demandâmes alors à Ramuz de « démusicaliser » ses vers, de supprimer les répétitions de mots exigées par le chant… Quant à moi, j’entrepris sans tarder ce long et passionnant labeur qui consistait à faire revivre l’art populaire russe, sans toutefois faire délibérément de la couleur locale. Quelques mois plus tard, je remis tout mon travail à Richard Heyd. Mais le procédé de reproduction restait encore à trouver. Les choses en étaient là lorsque la guerre éclata…

Ce n’est que l’hiver dernier que mon ami put reprendre son projet. Il proposa d’organiser une rencontre entre Ramuz, Fred Uhler, le fin et cultivé créateur des Ides et Calendes, lui-même et moi. Celle-ci eut lieu quelques jours après et le sort du livre fut décidé.

Pour conserver toute la fraîcheur des aquarelles originales, Fred Uhler n’hésita pas à accepter la suggestion de revenir à la noble tradition de l’image en couleurs qui consiste tout simplement à colorier entièrement à la main le dessin imprimé. On put voir alors, dans un petit atelier perché sous un toit « quelque part en Suisse » des artistes trimant nuit et jour, cela pendant plusieurs mois, pour poser d’après mes originaux, les couleurs de quelques vingt mille planches ! Lorsque tout fut terminé, un véritable dîner de « noces » – c’est le cas de le dire, réunissait au Prieuré de Pully, à deux pas de chez Ramuz, toute la petite équipe : l’auteur, l’animateur… Une seule ombre au tableau : mon père qui est en Amérique depuis plus de quatre ans n’était pas parmi nous…

Théodore Strawinsky. « Naissance d’un livre : Fruit d’une collaboration Ramuz – Strawinsky »

(L’Illustré, 30 décembre 1943)

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